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5 juin 2016 7 05 /06 /juin /2016 21:26
Le carnaval des zadistes (Rennes, février 2016) :  esthétiques de la lutte, esthétiques de la marge
Le carnaval des zadistes (Rennes, février 2016) :  esthétiques de la lutte, esthétiques de la marge
Le carnaval des zadistes (Rennes, février 2016) :  esthétiques de la lutte, esthétiques de la marge

Le carnaval des zadistes (Rennes, février 2016) :

esthétiques de la lutte, esthétiques de la marge

 

 

 

Le samedi 6 février 2016 a eu lieu à Rennes un carnaval-manifestation contre le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes et contre l’état d'urgence mis en place depuis les attentats de Paris en novembre 2015. Se réunissaient sur la Place du Parlement-de-Bretagne, à midi, les militants et partisans pour un grand banquet suivi d'un défilé carnavalesque dans les rues du centre ville.

 

Ce présent article tente de mettre en lumière les différentes esthétiques carnavalesques utilisées au profit d'un mouvement de contestation.

 

 

I) Le scénario carnavalesque des zadistes : de la convivialité à l'affrontement

 

 

1) Le banquet et les esthétiques festives d'une zone à défendre

 

Zone de convivialité :

Tout commence par un banquet. La « convivialité » est un mot qui désigne « le goût des réunions et des festins »1 et qui tire son origine du latin convivere, « vivre ensemble ». La convivialité ici présente semble vouloir manifester plus de fraternité, de solidarité, le souci d'un avenir plus écologique de l'humanité ou encore la cohésion d'un groupe, le renforcement des idées et idéologies des militants ici présents. La convivialité c'est aussi au sens d'Ivan Illich2 un outil qui permettrait de construire une nouvelle société, une société qui ne serait plus capitaliste et destructrice et qui permettrait aux individus de vivre en conscience de leurs simples besoins élémentaires et non plus ceux produits par la société industrielle.

 

Zone rurale :

Dans le carré que constitue la Place du Parlement-de-Bretagne, fut installé un autre carré, cette fois-ci non plus de graviers mais de paille, symbole d'une vie à la campagne, rappelant les agriculteurs en lutte, vivant sur la ZAD, menacés d'expulsion. Ramener ainsi la campagne au cœur de la ville rappelle aux citadins la source même de leur survie : la Nature. Le carnaval urbain depuis le XIXe siècle a toujours manifesté la Nature au travers de ses différentes mascarades. Le carnaval de Rennes avait, comme de nombreux carnavals des grandes villes françaises du siècle bourgeois, exprimé plus fortement cet attachement aux sources mêmes de la vie au travers de la Fête des Fleurs à partir de 1898-99. Mais entre l'esthétique fleurie et bourgeoise de la Fête des Fleurs inspirée du carnaval de Nice et celle ici présente de nombreux points divergents. Ici, et nous le verrons dans l'exploration des costumes, il ne s'agit plus de faire étalage de savoir faire, d'érudition et de richesse mais, bien au contraire, il s'agit de montrer une zone rurale simple et démunie, une zone à défendre.

 

Zone de simplicité volontaire :

Sur ce carré de paille furent installés des tables et des bancs faits de simples planches de bois. La simplicité volontaire ou sobriété heureuse est autant que la convivialité un outil de décroissance qui cherche la construction d'une société nouvelle et non dominée par l'économie marchande. C'est aussi la possibilité d'avoir une action directe de l'individu sur son cadre de vie mais aussi sur l'espace public. Cette simplicité semblait contraster avec les nombreux restaurants, bars, brasseries mais aussi magasins et commerces en tout genre qui se concentrent autour de la Place du Parlement-de-Bretagne.

 

Zone de tranquillité :

Les participants s'installèrent pour manger parfois à même le foin, allongés, lézardant au soleil d'hiver. Ici n'est pas le lieu de l'absurde amour du travail mais du Droit à la paresse3. A l'image du collectif rennais Mardi Gras Jour Férié, cette manifestation semblait vouloir mettre la France non plus au travail mais au carnaval et à la douce tranquillité d'une sieste au pied d'un ballot de paille.

 

Zone de gratuité :

Tout le monde pouvait se restaurer à une cantine nomade à prix libre. En ce triste État français, les revenus sont inégaux et le chômage est en hausse. Le prix libre permet quelque peu d'être plus équitable, de permettre à tous d'avoir accès ici à un repas chaud. Le prix libre permet aussi de se débarrasser de l'idée de rentabilité, de bénéfice et de travail comme valeur suprême.

 

Zone de contre-culture :

Pour favoriser la convivialité déjà bienheureuse, une sono était installée et diffusait des musiques pour la plupart imprégnée par la résistance : musique punk, ska-punk, rock-électro… Ces musiques n'étaient ni issues des musiques savantes et élitistes, ni des musiques dites « commerciales ». Les paroles bien souvent incitaient à la lutte. A l'image du Chant des partisans, elles tentaient de motiver les troupes et d'encourager l'engagement politique.

 

Zone de sociabilité :

Sur le parvis du Parlement-de-Bretagne se trouvait un bar nomade dénommé La Bétaillère vendant principalement des boissons alcoolisées à l'exception du jus de pomme. L'être-ensemble de la convivialité se renforce dans le boire-ensemble. Selon Michel Maffesoli dans L'Ombre de Dionysos4, la société profite de l'orgie pour faire peau neuve. C'est dans le désordre de la débauche qu’apparaît le Retour-de-ce-qui-a-été-refoulé5. Les passions, les pulsions libidinales, par le biais de l'ivresse et de la désinhibition, refont surface. Tout ce qui est réprimé par la Civilisation mais aussi Sur-réprimée par la société, se manifeste afin de recréer un ordre nouveau du monde. L'esthétique de la transgression permet aussi parfois aux personnes ayant une identité de « rejetée » la possibilité de « rejeter » à leur tour.6

 

Zone de conscience politique :

Sur le parvis du Parlement-de-Bretagne étaient placées des tables de presse tenues par des militants. Les idées se partageaient. Les discussions s'animaient autour principalement du projet d'aéroport nantais perçu comme une absurdité économique et une aberration écologique et sur l'état d'urgence vécu comme une prise de pouvoir de l’État et une privation de certains droits fondamentaux.

 

2) Le défilé : de la joute carnavalesque à l'affrontement

 

Vers 15h tout fut rangé et les organisateurs commencèrent à discourir par le biais de la sono. Il y eut un premier discours d'un homme en bleu de travail et masque de Dark Vador qui semblait vouloir prôner le pacifisme et appeler à ne pas sombrer dans le côté obscur de la Force. Mais une tribu de militant/e/s masqué/e/s en singes lui jetèrent bananes et cacahuètes. Il y eut un second discours sur l'explication du Carnaval Game qui était ici souhaité. En effet, les organisateurs dans leur appel à rassemblement souhaitaient que chacun porte au moins une couleur, sorte de Dress Code, afin d'accompagner les étendards colorés qui montraient le dessin en forme d'ombre chinoise d'une espèce à défendre sur cette zone humide en danger telle que la salamandre. Chaque groupe accompagnant un étendard devait faire le plus de bruits possibles, le plus de facéties, d'ingéniosités costumières, défiant les autres groupes mais surtout la ville elle-même, en une sorte de joute carnavalesque.

 

La pratique de bataille carnavalesque est très présente dans le carnaval en France et ce depuis le Moyen-Âge. En 1091, le concile de Bénévent fixe le début de carême au mercredi des Cendres. Carnaval apparaît alors non seulement comme une fête qui symbolise l'entrée dans le carême, sorte de rituel de passage, mais commence peu à peu à se détacher de carême et à s'y opposer. Au XIIIe siècle apparaît alors le couple antinomique Carnaval/Carême. Autour de chaque personnage allégorique s'organise des contraires qui luttent les uns contre les autres7. En témoignent le texte du XIIe siècle La Bataille de Caresme et de Charneige (Charnu ou encore Saint Pensard, Carêmentrant, Carême Prenant, noms anciens donnés à Carnaval ) et la célèbre peinture de Bruegel Le Combat de Carnaval et de Carême datant de 1559. Sous Carnaval se trouvent toutes les pulsions libidinales que la vertueuse Carême réprime aussi bien que des revendications politiques et sociales. La dérision permet de détrôner roi et religieux. Un nouveau roi est élu prônant une nouvelle société exempte de toute forme de répression.

 

Selon Mikhaïl Bakthine8, le carnaval populaire obligeait les participants à se jeter farine, œufs, détritus, contenu de pot de chambre, cendres, etc. Par le bais de cette souillure l'on rabaissait l'autre à la matière, au bas-corporel dans un rire joyeux. Le bas-corporel était aussi présent dans la production de flatulences liées à la forte consommation en fèves et matières grasses ainsi que dans une sexualité fortement exprimée (chansons grivoises, costumes suggestifs, passage à l'acte…). Dans une société médiévale régie par un clergé austère, cette esthétique grotesque prônait l'inverse : l'éloge de la chair, des corps, des passions, de la matière qui ramène soi et l'autre à l'origine du monde et allège les souffrances de l'esprit. Au XIXe siècle, avec l'embourgeoisement du carnaval, cette bataille de matières s'est transformée en bataille de confettis, d'abord petites dragées puis petits bouts de papier colorés, et en bataille de fleurs. Le carnaval de Rennes à la fin du XIXe et au début du XXe siècles était lui aussi très friand des batailles de confettis notamment sous les Arcades. En ce 6 février 2016, il était intéressant de constater que furent présents non seulement l'idée d'une joute entre groupe de carnavaliers mais aussi l'effectuation de véritable souillure et jeu de matières. A la fin du banquet certains s'amusèrent à se jeter de la paille, d'autres avaient apporté de la farine, des œufs, fruits, légumes et pots de peinture pour le défilé.

 

Cependant, outre la petite bataille de paille spontanée, les détritus et peintures apportés n'avaient pas pour objectif d'organiser une joute entre carnavaliers mais contre les ennemis réels ou symboliques, ceux à qui cette manifestation politique et sociale s'adressait, c'est-à-dire l’État et le capitalisme. Et ce furent contre les CRS et les banques que les projectiles fusèrent. Dès le banquet il était aisé de constater que ce carnaval n'avait rien d'un carnaval joyeux et inoffensif. Les enfants étaient peu présents, un hélicoptère de gendarmerie stationnait au-dessus du carnaval et les hordes de CRS encadraient la Place du Parlement-de-Bretagne armés et en gilets pare-coups les faisant ainsi ressembler à des Robocops. Ils procédaient à des fouilles. Aucune « arme » n'était autorisée. L'on retrouve la trace dans les archives du carnaval de Rennes à partir de la fin du XIXe siècle de l'existence déjà d'arrêtés municipaux interdisant le port d'arme et de bâton lors des fêtes carnavalesques. L'anonymat du masque permettait bien souvent les règlements de compte, d'exprimer une violence sous-jacente ou encore d'exercer un sentiment de domination sur l'autre. Cette sorte d'arrêté se retrouve dans de nombreuses villes à cette époque. Cet arrêté montre à la fois la volonté bourgeoise de policer le carnaval, de le transformer en une parade, en spectacle des valeurs nouvelles liées à l'industrie et au capitalisme et, en même temps, l'expression d'une violence inhérente à la fête carnavalesque. En effet, le carnaval bien souvent donnait lieu à des affrontements entre le peuple et les dirigeants. Le carnaval de Roman étudié par Emmanuel Le Roy Ladurie9 déboucha en 1580 sur un véritable bain de sang. Le carnaval en tant que fête populaire et s'exprimant au cœur de la ville est intrinsèquement lié au politique. Libéré de la morale, de la répression, protégé par l'anonymat du masque, le peuple peut exprimer ou ses aspirations ou sa révolte.

 

C'est ainsi qu'au carnaval des Zadistes les matières furent projetées contre les banques et les panneaux publicitaires. La violence du système économique se retourne contre les oppresseurs eux-mêmes. Ceux qui exercent un pouvoir de domination constant contre le peuple sont ici symboliquement rabaissés, brisés, détrônés. C'est ainsi que la horde des Robocops entre en scène pour un affrontement violent : bombes lacrymogènes, courses poursuites, arrestations musclées… De nombreuses vidéos et articles sur internet relatent ces faits : dans une minorité pour dénoncer la violence policière, dans une majorité pour mettre en évidence les débordement des manifestations altermondialistes. Les journalistes et les médias aiment particulièrement les « violents débordements » au détriment d'une analyse politique et sociale et d'une retranscription du discours des militants.

 

 

 

II) Costumes, chars et slogans : la créativité au profit de la lutte écologique et de la lutte anti-capitaliste.

 

 

A l'image des objectifs de la manifestation, les costumes, chars et slogans se scindaient en deux genres : ceux portés sur l'écologie et ceux dénonçant le capitalisme.

 

 

1) Une manifestation contre un projet nuisant à l'écologie du site

 

Le genre le plus répandu était sans conteste celui qui exprimait la défense écologique de la ZAD. Le projet d'aéroport menace plus de 2000 hectares de terres agricoles bocagères. D'une part, en dehors du fait que ce projet menace l'emploi des paysans, l'installation d'un second aéroport à Nantes amplifierait le trafic aérien, la pollution atmosphérique et la nuisance sonore au-dessus de Nantes et ses environs. D'autres part, cette zone, classée zone humide depuis 2012, est l'espace d'une biodiversité exceptionnelle où certaines espèces sont à protéger. Cette zone d'aménagement différé pour les promoteurs est vite devenue une zone à défendre pour les écologistes.

 

Les déguisements écologiques dit « classiques »

Quelques déguisements que l'on pourrait qualifier de classiques aux manifestations écologiques étaient présents : masque à gaz, vêtements réfléchissant de sécurité routière, cirés, vêtements de travaux, vêtements anti-nucléaire… Ces déguisements montrent l'état de l'individu qui est lui-même une espèce à protéger. Dans ses habits de protection contre toutes formes de pollutions, de souillures ou de dangers, le manifestant exprime le fait d'être dans un environnement hostile, toxique, où il n'est plus question de vivre mais de survivre. Bien souvent des slogans, autocollants, pancartes l'accompagnent clarifiant son discours et dénonçant la source du danger en l’occurrence ici l'avion.

 

Les chars et déguisements de la faune

Les masques les plus présents à ce carnaval étaient ceux de la faune. Nombreux étaient les animaux qui faisaient valoir leurs droits ou leur soutien à la cause : oiseaux, grenouilles, salamandres, cochons, bêtes à cornes, hérissons, coqs, écureuils, loups, lion, papillons, ours polaire, chats, panthère, renards, gorilles, crocodiles, bois de cerf… Tous avaient répondus à l'appel des étendards. Deux chars brandissaient leur animalité : une chouette articulée et une vache broutant et écrasant des avions.

 

Les déguisements de la flore

La végétation bien moins visible défilait aussi dans les rues de Rennes. Couverts de lierre, de laurier, de bambou, de fleurs ou transformés en carotte, les carnavaliers faisaient ainsi rentrer la nature dans l'espace urbain.

 

Les slogans

Les banderoles et les pancartes manifestaient clairement la lutte écologique :

- « Nous sommes la Nature qui se défend »

- « La ZAD aux tritons pas aux avions »

- « Le collectif des hérissons géants du 35 contre l'aéroport »

- «  Des légumes pas de bitume »

- « Pas d'avion, pas de bitume, je veux brouter mon herbe dans la brume » exprimait le char de la vache

 

Les matériaux de récupération

La grande majorité des costumes semblait être fabriquée avec les « moyens du bord ». Certains masques d'animaux étaient fait main avec du carton, de vieux bidons, du papier, du barbelé, du tissus de récupération. Beaucoup de carnavaliers arboraient des tenues colorées grâce à l'assortiment de vêtements dénichés dans leurs armoires : un poncho, un châle à frange, une couverture, un drap fleuri, une vieille robe, etc. Certains ajoutaient un simple accessoire trouvé pour cette occasion carnavalesque : une guirlande de noël, une casquette fluo, une paire de lunettes géantes, des lunettes de ski, un boa à fausses plumes, un loup à bavette ou sans, une perruque, du maquillage, un masque de commerce généralement destiné aux fêtes d'enfants (Spiderman, Dark Vador, monstre d'Halloween).

L'idéologie écologique prône la récupération, le recyclage, le troc, l'échange. Dans une société en pleine crise économique, comment se fait-il que nos poubelles soient si pleines, que nos déchets soient si importants ?

 

 

2) Une manifestation anti-capitaliste

 

Un carnaval des « gueux »

L'esthétique de récupération visible au travers des masques et déguisements renvoyait cette manifestation à certaines traditions populaires carnavalesques qui veulent que pour annoncer un nouveau printemps, une nouvelle année ou une société rajeunie l'on sorte les vieux chiffons, l'on vide les vielles armoires, l'on s'habille des vieilles guenilles comme pour faire table rase du passé. Cette esthétique de la récupération outre le fait qu'elle dénonce l'idéologie mercantile semblait aussi ancrer les carnavaliers au sein de la classe populaire. Ce n'était pas ici les classes aisées qui souhaitaient faire peau neuve, se débarrasser des vieilles idées et des vieilles idéologies mais le peuple lui-même. Il ne s'agissait pas ici de riches parades mais de déguisements construits en matériaux bruts, en matériaux de récupération ou en accessoires à faible coût.

Un des pantins du carnaval représentait un cochon habillé en costard-cravate et rappelait ainsi l'expression populaire « cochon de bourgeois » ou encore la chanson de Jacques Brel dont le refrain exprime ceci « les bourgeois c'est comme les cochons plus ça devient vieux plus ça devient bête ! Les bourgeois c'est comme les cochons plus ça devient vieux plus ça devient con !» 

 

Un carnaval contre l’État

A la manière du Karnaval des gueux de Montpellier, le carnaval des zadistes de Rennes était fortement marqué par l'idéologie libertaire. La manifestation n'était pas seulement contre le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes mais aussi contre l'état d'urgence qui non seulement nous fait oublier un tas d'urgences mais surtout prive les citoyens et citoyennes d'un certain nombre de libertés et profite à l’État.

Un des chars du carnaval exposait une figure de Manuel Valls, homme politique représentant l’État qui soutient le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Il portait une arme à la main et arborait un visage grotesque et menaçant. Des avions marqués du sceau de Vinci étaient accrochés à son bras et semblaient tournoyer autour de lui. On retrouve sa tête sur un autre pantin figurant une sorte de roi du carnaval. Dans de nombreuses traditions carnavalesques, le roi du carnaval est un pantin que l’on brûle à la fin de la fête. Au carnaval de Limoux, ce roi porte sur les épaules « tous les méfaits, petits ou grands, et tous les péchés de l’année écoulée »10 En diabolisant la figure de Manuel Valls et en faisant un pantin roi du carnaval, les manifestants expriment symboliquement une violence accumulée au fil de l’année et se protègent ainsi eux-mêmes et la société d’une destruction radicale.

D’autres masques figurant le diable, le démon étaient présents comme pour mieux exorciser la ville. Le carnaval purge la ville des esprits malfaisants qui hantent la société et sèment la pagaille. Manuel Valls et les symboles du capitalisme métamorphosés en démons fonctionnent aussi comme marqueurs identitaires autour desquels le collectif se consolide.

Accompagnant ce mouvement contre l’État, les slogans étaient offensifs : « Pour la réduction des pourris au pouvoir : décapitalisme » brandissait un masque-poubelle vêtu d’une jupe-cravate ; « Pour en finir avec l’État d’urgence » ; « Ton projet de « parc naturel urbain » va finir au fond du canal St-Martin » ; « Quand on arrive en ville » rappelant la chanson de Balavoine dont la suite est « les gens changent de trottoirs. On a pas l’air virils mais on fait peur à voir. » ; « Zad pep lec’h. Stad Neble’ch, Vinci er-maez (Zad partout, État nulle part, Vinci dégage) ».

 

Un carnaval contre l’idéologie capitaliste.

Au cours du carnaval les projectiles comme la peinture, la farine, les œufs, bananes, cacahuètes, etc. ont été lancés contre les banques comme la Société Générale. Outre le fait que les analyses libertaires rendent les banques parmi les responsables de la crise financière actuelle et mondiale, cette action directe envers les banques va bien au-delà d’une simple dénonciation de leur responsabilité. L’idéologie libertaire s’insurge contre toute forme de profit, de pouvoir et de domination. Or, c’est bien une société dominée par l’argent qui est en place depuis des siècles. « Ainsi, l'aménagement du territoire imposé par des élus acquis aux thèses libérales, notamment à travers les partenariats public-privé, est fortement dénoncé. Leur légitimité même est contestée. » s’insurge un camarade du groupe libertaire René-Lochu participant au carnaval-manifestation. Si la manifestation est à la fois écologique et anti-capitaliste autour du projet de Notre-Dame-des-Landes ce n’est pas un hasard. Sur la ZAD il n’y a pas seulement une zone humide riche en biodiversité et en espèces menacées à protéger mais aussi un projet de vie, une société nouvelle cristallisée autour des Zadistes. Depuis 2008, la ZAD est occupée par des opposants (résistants ou militants11). Les maisons délaissées ont été réappropriées. Des cabanes en bois ont été construites. Des expériences alternatives et autogérées ont été mises en place par les centaines de personnes vivant là-bas et par les milliers qui passent lors des rassemblements : potager bio collectif, construction de four à pain, cuisine collective, radio locale, échange de savoirs, revue, etc. Lors des rassemblements on peut y trouver aussi des débats, conférences, projections mais aussi des concerts, des ateliers de fabrication de cerfs-volants, du théâtre pour enfants, etc.

 

Un carnaval contre l’État policier

Nombreux sont les opposants au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes qui ont été condamnés à des mois de prison ferme. La présence policière lors des manifestations est souvent très importante. Là encore, lors du carnaval, les CRS encerclaient la place du Parlement-de-Bretagne et leur hélicoptère stationnait au-dessus des manifestants. Le carnaval s’est terminé en affrontement et la plupart des manifestants savent qu’une mort «  accidentelle » est toujours possible, en témoigne notamment le cas de Rémi Fraisse, tué d’un tir de grenade offensive, lors d’une manifestation contre le projet du barrage de Sivens, le 26 octobre 2014.

Nombre de déguisements, lors du carnaval, avaient pour objectif, non pas d’exprimer un personnage ayant une signification symbolique, mais de rendre la personne anonyme, invisible aux yeux des membres des services de renseignements de la police présents parmi les carnavaliers. Masque, capuche, cagoule, foulard, gant, vêtements quelconques, tout était en faveur de l’anonymat. Même quelques masques d’Anonymous déambulaient rappelant ainsi que la liberté d’expression est aujourd’hui en danger et que la désobéissance civile devient nécessaire.

 

 

III) L’esthétique de la marge

 

A l’intérieur de ce carnaval transgressif et subversif, co-existait un autre carnaval encore plus en marge, sorte de marge de la marge : les Black Blocs.

 

1) Un carnaval dans le carnaval

 

Si l’on prend la définition de Francis Dupuis-Deri dans son article Penser l’action directe des Black Blocs, ces derniers prennent déjà en temps ordinaire la forme d’un carnaval : « Le Black Bloc est une forme d’action collective très typée, qui consiste pour des individus masqués et vêtus de noir à former un cortège (un bloc noir) au sein d’une manifestation »12 Les Black Blocs ne recherchent pas seulement l’anonymat mais la formation d’un cortège, la manifestation d’une identité idéologique, une socialisation en marge. Ils cherchent à montrer au sein d’une manifestation, en l’occurrence ici contre le projet d’aéroport et contre l’état d’urgence, la présence d’une critique radicale du système économique et politique, c’est-à-dire du système capitaliste en place. Inscrits dans le mouvement libertaire, les Black Blocs portent des vêtements noirs, couleur de l’anarchisme. C’est pourquoi au sein du carnaval de Rennes, les Black Blocs pouvaient être reconnaissables. Les masques, foulards, cagoules, casques, capuches, gants servaient à l’anonymat. La couleur noire était très présente. Vêtements et chaussures étaient homogènes et adaptées à l’affrontement et à l’action directe.

 

En effet, le cortège des Black Blocs n’est pas un cortège qui croit en l’efficacité des défilés et mouvements sociaux non-violents. Ils n’ont pas de porte-parole et ne veulent en aucun cas négocier avec le pouvoir dominant (media et politique) contrairement aux autres mouvements contestataires. Ils prônent la désobéissance civile et projettent leur violence non-meurtrière sur des objets symboliques (banque, panneau publicitaire, etc.). Leur violence relativement réduite est avant tout une volonté de communication politique. C’est avant tout une mise en scène carnavalesque dont l’objectif est la subversion. Et c’est bien là le propre du carnaval selon M. Bakthine : s’affranchir des points de vue prédominants sur le monde, libérer soi et les autres du joug de la normalité, désacraliser tout élément dominant, créer une nouvelle société, utopiser le monde.

 

2) La subversion du carnaval lui-même

 

Ce carnaval à l’intérieur du carnaval pouvait être visible à un œil expérimenté mais n’avait pas pour objectif d’être un bloc manifeste. Au contraire, les Black Blocs étaient diffus, infiltrés et se mêlaient aux autres masques. La frontière entre les masqués Black Blocs qui, pour l’occasion, portaient une touche de couleur, un masque de commerce ou un véritable déguisement recherché et les autres masqués n’était plus nettement marquée. Il n’y avait plus de distinction facilement opérable.

 

Or, les organisateurs de manifestations altermondialistes ou sociales veulent généralement se démarquer des Black Blocs qu’ils désignent sous le terme péjoratif de « casseurs », qui cassent le bien public, qui « cassent » les C.R.S et qui « cassent » la manifestation. Non seulement ils condamnent publiquement les actions des Black Blocs mais cherchent à discipliner leurs manifestants. Ainsi, lors du carnaval-manifestation contre le projet d’aéroport, les organisateurs espéraient des couleurs unies sous des étendards et des joutes innocentes faites de musiques, rires et facéties. Francis Dupuis-Deri, en s’appuyant sur les travaux des sociologues anglophones tels que McAdam, Tarrow, Tilly mais aussi Piven et Cloward, constate que les acteurs politiques contestataires ont « un fort désir de paraître respectables aux yeux de l’État pour obtenir puis sécuriser un ensemble de ressources financières, institutionnelles, organisationnelles, médiatiques, voire personnelles (…). L’État met d’ailleurs en place tout un appareil normalisateur. »13

 

Ainsi, la distinction demandée par l’État entre Black Blocs et manifestants était difficile. L’anticipation par la police de toute expression de désobéissance civile mais aussi d’arrestation violente devenait ardue.

 

 

Conclusion :

 

Le carnaval peut permettre à la fois l’expression d’un discours clairement défini, la cohésion d’un groupe et le partage de savoirs mais aussi et surtout la possibilité pour tous ceux qui se sentent opprimés, oppressés, rejetés, bafoués, manipulés, rabaissés, fichés, assignés à résidence, de réagir par le biais de l’esthétique de la transgression et de la dérision en rejetant, bafouant, rabaissant, souillant à leur tour les éléments de leurs oppressions. La créativité carnavalesque permet au peuple de s’exprimer dans un rire grotesque.

 

Blodwenn MAUFFRET (groupe Lochu)

 

 

1La convivialité est un nom apparu en 1816 dans un récit de voyage en Angleterre, est emprunté à l'anglais conviviality « goût des réunions et des festins » , dérivé de convivial. (Dictionnaire historique de la Langue française, sous la direction de Alain Rey, 1992.

2Ivan ILLICH, La convivialité, Seuil, 1973.

3Paul LAFARGUE, Le Droit à la paresse, 1880. Dans cet ouvrage historique, Paul LAFARGUE analyse la société du XIXe siècle et montre l'absurde valeur du travail issue de l'idéologie capitaliste.

4Michel MAFFESOLI, L'Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie, Librairie des Méridiens, 1985.

5Herbet MARCUSE, Éros et civilisation. Contribution à Freud, Les éditions de Minuit, 1963.

6Elisabeth GREISSLER, Les jeunes de la rue sont-ils militants ? Une réflexion, Erudit.org, paragraphe 20.

7M. GRINBERG, Carnaval du Moyen-Âge et de la Renaissance, in Carnavals et mascarades, Pier Giovanni d'Ayola et Martine Boiteux, Bordas, 1988.

8Mikhaïl BAKTHINE, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970.

9Emmanuel LE ROY LADURIE, Le carnaval de Romans. De la Chandeleur au mercredi des Cendres 1579-1580, Gallimard, 1979.

10Georges Chaluleau et Jean-Luc Eluard, Le carnaval de Limoux, Atelier du Gué, 1997, pp.91-93.

11Certains zadistes refusent l’appellation de « militants » les concernant.

12Francis Dupuis-Deri, Penser l’action directe des Black Blocs, Politix n°68 / 2004, pp. 79-109, visible sur le site Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel ou sur le site Persee, p.79.

13Francis Dupuis-Deri, op.cit., p.93.

Le carnaval des zadistes (Rennes, février 2016) :  esthétiques de la lutte, esthétiques de la marge
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par anars56

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