blog - Vannes & alentours
Une sympathisante nous a adressé le beau texte ci-dessous que nous reproduisons volontiers.
Demain, hier et aujourd'hui
Hier, nous étions entre 7 000 et 10 000, selon les sources, à manifester pour soutenir la Zad de Notre Dame des Landes, attaquée et partiellement détruite par les forces de l’État. Ce que les médias ont massivement tu, c'est qu'il s'agissait de la jonction de deux manifestations, dont une, très suivie et organisée deux heures plus tôt contre la politique anti-sociale de Macron, syndicats et tout, avait rejoint la seconde. Je ne savais pas, ayant été absente des mouvements sociaux français pendant de nombreuses années, qu'il fallait désormais, pour manifester, se munir de lunettes de plongée, de foulards, de capuches, de cagoules ou même de masques à gaz, de citron, de sérum physiologique, de numéros de téléphone d'avocats, d'équipes médicales... Il ne m'a pas fallu très longtemps pour comprendre que les gens masqués, casqués, vêtus de kway noirs, n'étaient pas tou.te.s, loin s'en faut, des blackblocs, et pour me dépêcher d'en revêtir les signes extérieurs moi-même : au bout d'une vingtaine de minutes à peine, nous étions bloqué.es devant le château des Ducs de Bretagne. Menacé.es depuis le début par l'hélicoptère assourdissant juste au dessus de nous, immobilisé.es, frustré.es, et interdit.es de manifester par un impressionnant déploiement de ces personnages surréels dits gardes mobiles, nous avons dû, petit à petit, reculer, en essayant de ne pas paniquer, de ne pas courir, sous les tirs de grenades lacrymogènes envoyées loin vers le cœur de la manifestation. Grenades assourdissantes, canon à eau, hélico, flashballs pour celles et ceux qui se trouvaient devant... badigeonné.es de citrons, enrubanné.es de foulards, nous avons été scindé.es en plusieurs groupes par les mutants aux boucliers transparents. Le jeu a été lent. Nous nous sommes retrouvé.es acculé.es dans un couloir entre grillage de la voie de chemin de fer et chars de CRS, leurs forces vives prêtent à charger. La colère qui est montée en moi dès que nous avons pu sortir de ce piège à rats, et quand ma crise de panique s'est enfin calmée, de ce que ces fous.folles acceptaient sans broncher de nous faire vivre (et qui n'était encore qu'une introduction à l'art de gérer les insurrections, j'en avais justement bien conscience) aurait pu me convaincre, si je ne l'étais déjà, que de maigres cailloux et pavés lancés contre ces murs de mépris et de haine n'étaient que justice.
Dans tout ce chaos orchestré par L’État, autour de nous, devant le CHU, et place du Commerce, au milieu des shoppeurs.ses et des badauds en terrasse, sous les yeux des touristes amassés sur les remparts du château des ducs de Bretagne, je n'ai pas vu même une vitrine brisée. Ah si, un feu de poubelle.
Aujourd'hui nous sommes venu.e.s à la Zad pour soutenir les gens sur place, pour commencer à reconstruire.
Nous passons des barrages de police avec contrôle d'identité de tous les passagers des véhicules. Nous nous garons loin, nous marchons à travers champs.
Nous sommes des milliers.
Entre 3 000 et 20 000, comment même le savoir ? Il y a des gens partout.
L'hélicoptère (qui tourne, me dit-on, jour et nuit), lui, le sait sûrement. Sa menace est reprise en écho par le drone face à nous, nargué.es par un moustique technologique géant.
Nous marchons longtemps, les gens se retrouvent, se reconnaissent. Nous portons les un.e.s et les autres des vivres, des couvertures, du matériel médical, dans la gaieté, la solidarité, jusqu'au lieu de Bellevue. Le point de ralliement "final" est un champ où doit être reconstruite une charpente, destinée à réparer ce qui a été détruit la veille. Comme hier, la fin du chemin est dessinée par des hordes de gardes mobiles postés dans un champ. La charpente sera reconstruite, on remettra nos foulards et nos lunettes en pleurant sous les gaz, on restera immobiles pendant des heures devant ces play mobiles, et on les verra aussi reculer comme des pantins, dans un ballet absurde, encercleurs encerclés, dans un décor champêtre donnant à tout ce cirque des airs totalement surréalistes. On chantera et dansera, bien sûr, mais à la vue des flashballs qu'ont dans les mains celles et ceux d'en face, on s'inquiètera aussi. Les ami.es vivant sur place ou venu.es en renfort depuis une semaine sont épuisé.es par les attaques permanentes, incessantes, les arrestations, blessé.es par des tirs de flashballs...
Alors qu'un grand nombre d'entre nous repartons, vers 19h, retraverser les bois et les champs à pieds pour rejoindre nos lointaines voitures, nous entendons les salves intenses et continues de grenades. Il y aura, apparemment, de nombreux blessé.es comptabilisé.es le lendemain.
Nous nous arrêtons sur le chemin boire une bière dans un champ, sous un chapiteau blanc éclatant dressé au milieu des pissenlits en fleurs rayés de soleil ; et derrière nous au loin, un arc en ciel souligne la charpente qui a été reconstruite.
En marchant le long du chemin de la Zad, une discussion avec une amie me rappelle ce vieux projet d'écrire une petite bafouille sur le film "Demain", si apprécié, si vu. Il n'est plus temps maintenant. Mais ce qui compte, ceci :
ce qui m'a frappée dans ce film (au sens propre), ce que j'ai ressenti même comme une propagande, c'est qu'il ne présentait aucun projet collectif, auto-géré, sans hiérarchie. Anar ou tribal. Occidental, indien ou africain. Non. Sur toute la planète (qu'ils parcourent allègrement dans un sens et dans l'autre en avion pour des interviews éclairs), partout à travers le monde, maîtres et maîtresses à penser (aussi classes soient-ils.elles, comme Vandana Shiva), excellents spécialistes, maires au grand cœur, profs enthousiastes, patrons gentils. Nous touchons là au centre de toute la mécanique.
Au point G de tout mouvement passé et à venir, si l'on se place du côté des vivants.
Au noyau du cancer qui seul peut ronger un système jusqu'au bout, si l'on regarde du point de vue de la machine.
Je réentends une journaliste de France Culture, qui n'avait de cesse de cribler son rapport sur la situation à Notre Dame des Landes de "du moment qu'ils régularisent leur situation individuellement". Et apparaît devant moi dans une clarté totale ce que je ne pensais que mal jusque là :
Ici, ça n'appartient à personne
Pas de nom, pas de maître. Pas de fonctions immuables assignées.
Pas de régularisation individuelle.
Point aveugle pour le capitalisme qui le rendrait fou s'il avait un cœur, si c'était un être ;
point central, angle mort, point de bascule complet.
Demain, aujourd'hui, hier, quelque soit le projet, tant que ce miroir n'est pas traversé, les questions de l'auto-gestion, de la non-hiérarchie et de la propriété individuelle posées,
alors rien fondamentalement ne change,
jamais.
Demain, le 16 avril, sur France Inter, une Camille de la Zad dira tout avec une simplicité extrême :
"On habite ce territoire de manière multiple. Le matin, on peut aller traire les vaches, ensuite organiser un banquet à une auberge à laquelle on participe, l'après-midi tenir la bibliothèque. Les activités sont inextricables."
Longue vie à l'inextricabilité du vivant dans le vivant,
longue vie aux Zads du monde entier, qui, que certains le sachent ou non, que certains le veuillent ou non, ont existé, existent, et existeront.
LdK
Dimanche 15 avril 2018