blog - Vannes & alentours
(L’article suivant était initialement prévu pour un canard québécois)
De quoi sont faites nos consommations quotidiennes ? Par exemple, combien d'encre et de solvant permettent de produire ce canard mensuel ? Qui lave les rotatives ? À quelle heure ? Contre quel salaire ? Et combien ça leur coûte physiquement et moralement ? Voilà des questions auxquelles on a rarement les réponses. Et on évite même parfois de les entendre : c'est tellement bon de consommer confortablement son canard ... hmmm,... succulent !
Bêtes de somme
Seulement voilà, des documentaristes nous proposent parfois de regarder les choses en face. Et on découvre alors ceux et celles qui travaillent à l'intérieur des usines tous les jours, pour répondre à nos besoins.
Le documentaire Entrée du personnel (1), de Manuela Frésil, est un exemple de cette force des documentaires. Avec une grande sobriété, ce film nous plonge dans le vécu d'une frange méconnue de la classe ouvrière, le personnel des usines-abattoirs du Grand-ouest de la France, où des canards bien en chair passent à la moulinette tous les jours, aux côtés d'autres animaux. Pour finir en barquette sous cellophane aseptisé, avec l'espoir que le client n'associe pas le bout de chair vendue avec l'animal bien vivant – avant – et que parfois on admire – ailleurs.
Sur la jaquette du DVD, on lit que « les scènes [ont été] tournées (...) sous la surveillance des patrons ». Là, on se dit : « hmmm, biaisé ». Mais malgré tout, on se laisse prendre au jeu et on consomme ce documentaire avec un sentiment mêlé à la fois d'effroi et d'urgence à agir. On découvre, terrifié, ce qui se cache derrière la délicieuse chair fraiche dont on se gave quotidiennement : la précarité, le sang, la souffrance animale qu'on tente d'ignorer, les corps devenus machines, les atteintes physiques, les cadences de travail et les accélérations de la chaîne, et aussi, aussi, ces satanés cauchemars sur les animaux.
Il y a dans ce film des témoignages riches et touchants comme celui de cet ouvrier qui, proche de la retraite, sortira de l'usine bientôt et se demande s'il sera en état d'en « profiter au moins 2 ans ». Ou encore celui de cette femme qui explique son vécu et les contraintes qui l'ont fait retourner à l'usine : « (...) mais quand même, on n'est pas des robots ; parce que quand on est robot, on n’est pas que robot, on est des humains ».
Les secrets de l'abattoir
Je ne vous cache pas que c'est avec mon regard anti-spéciste * que j'ai visionné ce film, avec l'espoir qu'il permette une remise en cause de notre consommation de viande. Mais après visionnement, je doute sérieusement de l'utiliser en ce sens car, comme toujours, l'exploitation et les souffrances animales sont dissimulées. D'ailleurs Manuela Frésil ne dit-elle pas : « À un moment donné, je disais que les animaux étaient mes pires ennemis dans cette histoire. Parce qu'à partir du moment où je commençais à m'appesantir et à filmer les animaux – d'ailleurs c'est pour ça qu'il n'y a pas de scènes de tuerie dans le film – (...) mais à partir du moment où on montrait les animaux, j'avais l'impression que ça annihilait toute l'humanité du lieu. » (2) Le film refuse donc de présenter les abattoirs pour ce qu'ils sont : des lieux qui dégoulinent de souffrances et qui constituent un massacre d'animaux dont on pourrait très facilement se passer – dont on pourrait et dont on devrait se passer si l'on prenait enfin en considération les intérêts propres des animaux non-humains.
Néanmoins, même si le focus du film ne défend pas explicitement une extension de notre empathie à l'égard des animaux, il mérite d'être largement diffusé pour illustrer les désastres du spécisme et du capitalisme combinés.
Et avant de discourir sur cette question intersectionnelle, vous reprendrez bien un peu de canard ?
Yly
(1) https://www.shellac-altern.org/films/52. Un entretien avec la réalisatrice est dispo ici : http://www.annebrunswic.fr/Entretien-avec-Manuela-Fresil,215
(2) En plus d'un entretien avec la réalisatrice, le DVD contient un autre court métrage, Les nuits de la préfecture, sur les sans-papiers.
* La fédération anarchiste de son côté, au niveau fédéral, ne se reconnaît pas dans le combat antispéciste.